Le dialogue dans Pour un oui ou pour un non : quand la parole se transforme en combat 

Dans Pour un oui ou pour un non, pièce de Nathalie Sarraute, deux amis se retrouvent, échangent, et pourtant, très vite, le simple fait de se parler tourne au vinaigre. Une phrase anodine — « C’est bien, ça » — devient le point de départ d’un affrontement où chaque mot pèse lourd, où chaque silence fait mal. Une critique dit que « le dialogue est toujours, en fin de compte, un jeu où tous les coups sont permis ». Sur le papier, cela semble un peu radical, mais au fil de la pièce, on voit bien à quel point c’est vrai. La parole, qui devrait rapprocher, se fait arme, piège, et surtout, menace. 

Mais est-ce vraiment un jeu ? Ou bien une guerre déguisée ? C’est ce qu’on va essayer de comprendre, en regardant d’abord comment Sarraute transforme la parole en un jeu complexe, presque hypnotique. Ensuite, on verra que ce jeu devient vite violent, qu’il ne s’agit plus de jouer, mais de se battre. Enfin, on tentera de voir ce que cette pièce nous dit sur notre difficulté à vraiment communiquer. 


I.  Le dialogue : un jeu subtil, une danse invisible 

Au début, tout semble banal. Deux amis qui parlent, sans drame apparent. Pourtant, derrière les mots, il y a tout un monde invisible — ce qu’on pense, ce qu’on ressent, ce qu’on redoute. Sarraute s’attache à ces petites choses, presque imperceptibles : un ton, un regard, une intonation. Ce qu’elle appelle les « tropismes » dans son essai L’Ère du soupçon

Ici, le dialogue est comme un microscope sur ces détails. Le langage n’est plus seulement un moyen de transmettre une idée, il devient un terrain d’observation des tensions humaines. Ce qui est dit importe moins que comment c’est dit. Chaque phrase est un piège, chaque silence, une menace. 

Le texte est épuré : pas de noms, presque pas de didascalies, comme si l’essentiel se passait dans la façon même de parler. Ce n’est pas un échange classique, mais un véritable jeu — un jeu où il faut deviner l’intention cachée, où chaque réplique est une pièce dans un puzzle fragile. 


II.  Un jeu qui dégénère : la parole qui devient arme 

Mais ce jeu, justement, ne reste pas innocent longtemps. Rapidement, les échanges tournent à la confrontation. On sent que chaque personnage veut « gagner », avoir raison, prendre le dessus. Le dialogue devient un combat, où la parole blesse et même détruit. 

Chaque mot est scruté, retourné, utilisé contre l’autre. Ce qui au départ semblait anodin — un simple « c’est bien, ça » — devient un prétexte pour accuser, se défendre, attaquer. On passe d’une discussion amicale à une sorte de duel. C’est moins une conversation qu’une bataille où « tous les coups sont permis », comme le disait ce critique.

La violence n’est pas physique, mais elle est là, palpable. Le langage devient une arme, un outil de domination. Et ce n’est pas propre à Sarraute : dans En attendant Godot de Beckett, par exemple, les dialogues sont pleins de malentendus et de silences lourds, mais chez Sarraute, la tension est encore plus aiguë, presque claustrophobe. 

Ce combat verbal est une forme de dialogue rhétorique, où il ne s’agit plus de communiquer, mais de s’imposer, un concept que Platon avait déjà exploré dans Le Gorgias. Ici, les mots ne rapprochent pas, ils éloignent. 

III. Le dialogue, symptôme d’une crise plus profonde : incompréhension, solitude, fracture du lien 

Enfin, si l’on accepte l’idée que dans cette pièce le dialogue est un jeu cruel, on peut aussi y voir une réflexion plus large sur la communication humaine. Car après tout, ce qui fait peur dans Pour un oui ou pour un non, c’est cette impression que parler ne permet pas de se comprendre, mais au contraire de se perdre. C’est vrai que la communication est d’abord un outil de compréhension mais également de rassemblement, c’est grâce à la communication (verbale ou non) que les humains et les animaux forment des groupes depuis le début des espèces. Mais cette communication est de plus en plus sophistiquée et elle devient finalement un agent de séparation entre les êtres comme on le voit dans cette pièce. 

Ce thème est fréquent dans le théâtre du XXe siècle. Dans La Cantatrice chauve de Ionesco, par exemple, les dialogues absurdes entre les personnages montrent à quel point les mots peuvent être vides de sens. Ici, chez Sarraute, ce n’est pas l’absurdité du langage qui est mise en avant, mais son pouvoir destructeur : une simple tournure, une intonation dans la voix peut suffire à faire exploser une amitié. 

Cette vision inquiète du dialogue rejoint une idée souvent formulée dans la philosophie moderne, notamment chez Sartre: « L’enfer, c’est les autres ». Le langage est piégé parce qu’il est toujours interprété, jamais neutre. On ne dit jamais simplement ce que l’on dit : on trahit des sentiments, on suscite des réactions, on expose des failles. on a l’impression que chacun parle surtout pour se défendre ou sauver la face.  

Cela renvoie également à notre monde actuel, saturé de communication. Les mots circulent partout (réseaux sociaux, textos, médias…), mais la compréhension, elle, est plus difficile que jamais. Sarraute, en 1982, anticipait déjà cette crise de la parole, parler devient alors un risque, on risque de perdre l’autre. 

Conclusion 

En fin de compte, ce que Sarraute montre avec cette pièce, c’est que parler peut faire plus de mal que de bien. Derrière un simple mot ou un ton un peu sec, tout un passé remonte. Le dialogue devient un champ de bataille où chacun tente de garder le contrôle. Alors oui, le dialogue est bien un jeu, mais un jeu dangereux. Et ce qui est effrayant, c’est que ce jeu-là, on le joue tous les jours, souvent sans s’en rendre compte. Le théâtre, par sa forme en dialogue, faite d’incisions introduites par des tirets, semble d’ailleurs être le genre parfait pour exprimer ces joutes verbales. Comme l'ont aussi montré des auteurs comme Ionesco dans La Cantatrice chauve ou Beckett dans En attendant Godot, le langage peut tourner à vide ou devenir source de malaise. Sarraute s'inscrit dans cette veine du théâtre du XXe siècle, que le critique Martin Esslin a rassemblée sous le nom de théâtre de l’absurde. Même des pièces plus classiques comme Les Bonnes de Jean Genet ou Antigone de Jean Anouilh donnent à voir cette tension entre parole et vérité, entre dialogue et manipulation.