Cette lettre, datée du 29 juillet 1674, répond à une question posée par G.H Schuller à propos de la liberté et de la possibilité du libre-arbitre, entendu comme faculté de la volonté à faire des choix autonomes et indépendants de toute contraite. Dans sa quatrième méditation (in. Méditations métaphysiques), Descartes défend cette idée, qui constitue pour lui le fondement la responsabilité morale : nous sommes moralement responsables de nos actes parce que nous choisissons librement de les accomplir. Or, Spinoza cherche à démontrer dans cette lettre que ce libre-arbitre est une illusion créée par la conscience. Nous ne sommes pas libres au sens où nous disposerions d'un pouvoir de choisir indépendamment des causes externes ; nous sommes déterminés, c'est-à-dire gouvernés par des causes extérieures et ce, pour chaque décision que nous pensons avoir prise par nous-même.
Le problème posé est alors celui du statut de la liberté humaine après ce renversement spinoziste. Si l'on admet avec Spinoza que nous sommes déterminés dans chacune de nos actions et par conséquent que nous ne sommes en rien maître de nos choix, alors nos actions considérées comme morales ne sont-elles pas en réalité indépendante de nous ?
Nous nous demanderons comment, dans cette lettre, la conception spinoziste de la liberté humaine comme illusion causée par l'ignorance de ce qui nous détermine préserve néanmoins notre possibilité de bien agir ?
D'abord, du début du texte à « dans une libre nécessité », Spinoza propose une définition de la liberté qui entre en contradiction avec la conception classique, notamment celle du libre arbitre défendu par Descartes. Ce premier passage correspond à un argument syllogistique, un procédé déductif qui tire une conclusion logique à partir des définitions posées. Ainsi, Spinoza conclut que seul Dieu est absolument libre. Il agit uniquement selon la nécessité de son essence. Ensuite, de « Mais descendons aux choses créées » à « que parce qu'elle le veut », il montre que l'homme s'illusionne en pensant être libre, parce qu'il est ignorant des causes qui le déterminent. Son argumentation repose sur une analogie avec une pierre. Par une expérience de pensée, on octroie à cette pierre la conscience. Elle croirait alors, tout comme l'homme, qu'elle se meut par sa propre volonté alors qu'elle est en réalité mue par une force extérieur, la main qui l'a poussée. Cette analogie permet à Spinoza de montrer que nous nous leurrons en croyant être libres. Ce sentiment est le reflet de l'ignorance que nous avons des causes qui extérieures qui nous déterminent. Nous ne connaissons réellement que les effets, mais pas leurs causes. Analogie qui n'est pas sans rappeler les travaux de Freud deux siècles plus tard. Comme Spinoza, Freud considère que la liberté ne peut arriver que par la connaissance des causes intérieures qui nous échappent. C'est-à-dire les déterminations psychiques qui échappent à notre conscience mais influencent néanmoins nos actes silencieusement : l'inconscient. Enfin, de « Telle est cette liberté humaine » à la fin du texte, Spinoza amorce une solution à cette impasse morale : une morale qui se débarrasserait des croyances illusoires concernant notre libre-arbitre, et reposant sur la connaissance des causes qui nous déterminent. C'est cette connaissance seule, qui rend possible une véritable liberté conforme à une morale lucide, dépourvue d'illusions.
I. La liberté selon Spinoza : « Agir conformément à sa nature »
1. La liberté est une libre nécessité : une remise en question de la conception cartésienne du libre-arbitre.
L'argumentation de Spinoza, dans cette lettre, commence a vec la prémisse majeure de son syllogisme, par laquelle il définit la « liberté ». Il oppose conceptuellement « être libre » et « être contraint ». Sa définition paraît à première vue paradoxale puisqu'il pose la liberté comme « ce qui agit par la seule nécessité de sa nature ». Est nécessaire ce qui, selon la logique, ne pourrait être autrement. Cela revient à dire qu'être libre, c'est être contraint par sa nature. Spinoza oppose cette nouvelle définition de la liberté, à celle de la contrainte. Etre contraint, c'est être « déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. ». On perçoit ici l'orientation philosophie déterministe de Spinoza. Il s'agit de considérer que tous les phénomènes naturels et humains sont causés par leurs antécédants. Ce qui est « déterminé par une autre à exister », ce qui inclus l'être humain, dont la cause de l'existence est celle de sa conception, une cause extérieure à lui. On doit donc tenir pour postulat de départ que l'être humain est contraint, qu'il ne peut dans cette opposition conceptuelle être libre. Spinoza exclue donc de ces définitions le concept de volonté, clé de voûte de l'argument cartésien sur notre libre-arbitre. Chez Spinoza, la liberté et la contrainte sont adossées respectivement à la nécessité et à la détermination.
2. La véritable liberté est celle de Dieu
La deuxième prémisse du syllogisme est introduite par « de même », qui insiste sur sa forme canonique : relation d'égalité entre les sujets et les prédicats. Dieu est le seul être a avoir comme prédicat la liberté puisqu'il ne peut agir que conformément à son essence. C'est par définition donc, que Dieu est libre. Pour le dire plus simplement, Dieu est « ce qui connaît toute choses librement ». La liberté entre donc dans la définition de son être, dans son essence. Il est nécessairement libre puisqu'il ne peut en être autrement. Sans quoi, il ne serait pas Dieu.
Si ce qui est libre est ce qui agit selon sa nature propre, alors la liberté ne se mesure pas à la possibilité de choisir, mais à l’expression nécessaire de son essence. Dieu est ainsi le modèle de la liberté parfaite puisqu'il est absolument nécessaire.
II. L'homme croit être libre parce qu'il ignore ce qui le pousse à agir
1. L'analogie de la pierre
Après avoir redéfini la liberté véritable, qui semble être l'apanage de Dieu seul. Spinoza descend aux « choses créés ». Il va amorcer une déconstruction radicale de l'argument cartésien, à travers une analogie : celle de la pierre que l'on aurait doté d'une conscience. On peut en effet y voir une référence à Descartes qui, dans Principes de la philosophie écrivait concernant le libre arbitre qu'il « est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le donner quand bon lui semble que cela peut être compté comme une de nos plus communes notions ». Spinoza va mettre en doute l'évidence de notre sentiment de liberté grâce à ce parallèle avec une simple pierre. Nous considérons communément que la pierre fait partie des plus basses « choses créées ». Aristote classait déjà hiérarchiquement, par ordre décroissant : l'homme, l'animal le végétal et enfin le minéral.
2. L'homme, tout comme la pierre, est absurde à croire qu'il agit librement.
Si la pierre pouvait penser pendant sa route, elle croirait qu'elle se meut librement, puisqu'elle serait ignorante de l'effet produit par l'impulsion de la main. Cette image rend ridicule notre propension à nous croire libre, tout comme le serait la pierre persuadée de l'être également. En un sens, c'est naturel que nous le croyons aussi universellement puisque nous sommes ignorants des causes qui nous déterminent. Nous percevons nos décisions comme des actes autonomes, mais cela seulement parce que nous ne voyons pas la main ( les causes extérieures, déterminations) qui nous poussent. Nous n'avons pas conscience des causes profondes qui produisent nos actes.
III. Apprendre à déceler les causes qui nous déterminent : vers la théorie freudienne de l'inconscient ?
Dans les dernières phrases de cette lettre, de « Telle est cette liberté humaine » à la fin du texte « . Spinoza ouvre la possibilité d'une éthique nouvelle. Premièrement, il s'agit d'apprendre à distinguer « nos appétits » des « causes » qui les déterminent. Le concept d' « appétit » chez Spinoza est défini dans l'Ethique III, comme le « conatus en tant qu'il se rapporte aussi bien au Mental qu'au Corps ». Il s'agit de « l'effort de persévérer dans son être », ce qui correspond à nouveau à l'idée de cette pierre qui continue de se mouvoir après cette impulsion. Concernant l'âme, il appelle cela la volonté, et concernant le corps, l'appétit. On retrouve ici une nouvelle fois l'idée que la volonté n'est pas maîtresse mais n'est qu'une force de persévérance dans l'être, aucunement une modalité du choix ou une cause de l'action.
1. Nous sommes aussi libres que les nourrissons et les ivrognes : des situations limites ?
Pour étayer cette idée, Spinoza propose un argument d’expérience par induction. Il s'agit à nouveau de montrer l'erreur de Descartes, fondant son argumentaire sur le sentiment que nous avons d'être libres. Il évoque des situations limites comme celle du nourrison, du « poltron », « l'ivrogne ». Des cas que l'on peut considérer comme limites puisqu'ils sont d'emblée rejeter par le lecteur comme n'étant pas libres de leurs actes. Cela permet de montrer l'ambivalence de notre propre sentiment. Nous sommes contraints à agir tout comme ces individus, que nous catégorisons pourtant si simplement comme n'étant pas libres. Notre sentiment provient de notre ignorance et nous sommes tout comme eux.
2. Apprendre à connaître ce qui nous détermine : les prémisses d'une théorie Freudienne de l'inconscient
Cette recherche des causes qui nous déterminent, comme seule voie permettant notre libération n'est pas sans rappeler la réflexion que Freud développa trois siècles plus tard. Pour lui, la conscience humaine est partielle. Nous sommes ignorants de ce qui se cache dans notre inconscient. L'inconscient, quant à lui, agit en arrière plan, détermine nos actions et nous asservit tant que nous n'apprenons pas à mettre en lumière ce qu'il dissimule.
Conclusion
Pour Spinoza, la liberté ne peut reposer sur une illusion, celle de notre libre arbitre. Pour être libre, il faut apprendre à déceler les causes qui nous déterminent. Dans cette lettre, il ouvre une voie vers une éthique considérée comme plus humble, rejetant l'idée illusoire que nous serions à l'image de Dieu, aidée par la force décisionnelle de notre volonté. L'homme n'est libre que s'il cherche à connaître les causes qui le déterminent, apprend ce qui est son essence et cherche à persévérer dans celle-ci.
Pour approfondir :
• Le texte original de Spinoza, Lettre 58 à Schüller. https://explorationsphilosophiques.weebly.com/uploads/8/9/0/6/89066656/spinoza_lettre_schuller.pdf
• Un article sur le problème que pose la liberté en philosophie sur Philolog : https://www.philolog.fr/liberte-le-probleme-metaphysique/#:~:text=Il%20est%20pour%20Descartes%20une,1644.
• Le texte de Descartes pour approfondir sa conception du libre arbitre. Descartes, principe de la philosophie : https://fr.m.wikisource.org/wiki/Principes_de_la_philosophie_(%C3%A9d._Desrez)
• Pour approfondir la question du déterminisme et de l'inconscient, un article interrogeant Freud, Leibniz et Spinoza : https://ggpphilo.wordpress.com/partie-2-leibniz-spinoza-freud/
• Des textes choisis extraits de l'oeuvre de Freud, permettant d'approfondir le concept d'inconscient : http://pierre.campion2.free.fr/mornej_freudtextes.htm