Dans cet extrait du premier chapitre de L’Ensorcelée, Jules Barbey d’Aurevilly dresse le portrait d’un paysage singulier : la lande de Lessay, en Normandie. À travers une description qui oscille entre réalisme et surnaturel, l’auteur ne se contente pas de planter un décor. Il donne à la lande une véritable épaisseur romanesque, au point qu’elle devient presque un personnage du récit. Comment cet espace naturel, d’abord perçu comme désertique, se transforme-t-il peu à peu en lieu d’angoisse et de mystère ? Il s’agira d’abord d’analyser le réalisme de la description, puis la manière dont l’étrangeté s’installe dans le texte, avant de comprendre comment cette lande prend une valeur symbolique et inquiétante.
I. Une lande réaliste, mais déjà inquiétante
A) Une géographie précise et évocatrice
Barbey d’Aurevilly ouvre son extrait en situant la lande dans une région bien réelle. Les noms de lieux sont nombreux : « la Haie-du-Puits », « Coutances », « Saint-Sauveurle-Vicomte ». Cette précision géographique, loin d’être anecdotique, ancre le récit dans un territoire que les lecteurs normands pouvaient identifier. Cela donne de la crédibilité à la scène, tout en accentuant le contraste entre la familiarité des noms et l’étrangeté du lieu. On est dans un endroit réel, mais où règne une ambiance presque irréelle.
B) Un espace déserté, marqué par l’absence
Très vite, le texte insiste sur le vide du lieu. La répétition de la structure « ni… ni… » souligne une accumulation de manques : « ni arbres, ni maisons, ni haies ». Le lecteur ressent presque physiquement cette sensation de vide. L’absence d’humains, mais aussi d’animaux, transforme cette lande en un espace abandonné, comme si le monde y avait disparu. La nature elle-même semble figée. Même les traces dans la terre sont fugaces, aussitôt effacées par la pluie ou la poussière. Cette instabilité ajoute à l’impression d’isolement.
C) Une dimension presque hostile
Enfin, la description laisse deviner une forme d’hostilité du paysage. La traversée est longue – « plus d’une couple d’heures » à cheval – et les voyageurs redoutent le lieu. L’auteur évoque des regroupements pour traverser la lande en sécurité, ce qui laisse entendre que le danger est bien connu. Ainsi, sans encore parler de violence ou de peur surnaturelle, Barbey d’Aurevilly laisse percevoir que cette lande n’est pas un simple décor, mais un lieu qui pèse sur les corps et les esprits.
II. Une montée progressive vers le fantastique
A) Des bruits et récits inquiétants
Dans une deuxième partie du passage, l’auteur évoque les rumeurs qui entourent ce lieu. Il est question « d’assassinats » survenus à une époque indéterminée. L’adverbe « vaguement » montre que ces faits ne sont pas prouvés, mais qu’ils persistent dans la mémoire collective. Cette incertitude est typique du registre fantastique : le doute est plus angoissant que la certitude. Le lieu devient alors le terrain des fantasmes, des peurs et des récits transmis oralement.
B) La lande, terrain propice aux crimes
L’auteur insiste ensuite sur les raisons pour lesquelles la lande est un lieu idéal pour commettre un crime. Elle est vaste, silencieuse, déserte. La victime n’a aucun secours possible. L’expression imagée « un si vaste silence aurait dévoré tous les cris » donne presque au silence une forme de monstruosité. On n’est plus seulement face à une absence de sons : c’est le paysage lui-même qui semble vouloir faire taire les appels à l’aide. Le danger n’est plus seulement humain (le brigand ou l’assassin), il devient plus diffus, presque métaphysique.
C) L’irruption du surnaturel
C’est dans le dernier paragraphe que la dimension fantastique s’affirme pleinement. Barbey évoque des « apparitions », sans les décrire, mais en affirmant qu’« il y revenait », selon les mots des charretiers. Cette formule mystérieuse, tirée du langage populaire, suggère un retour de quelque chose – peut-être des esprits ou des fantômes – sans jamais préciser ce qu’il faut comprendre. Cette ambiguïté est au cœur du fantastique : l’auteur laisse le lecteur dans l’incertitude, entre explication rationnelle et peur irrationnelle.
III. La lande comme reflet de l’angoisse humaine
A) Une projection de l’imaginaire collectif
Barbey d’Aurevilly ne se contente pas de faire peur : il explique pourquoi ce lieu effraie. Il écrit que « l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité ». Cette phrase donne une clé de lecture à tout l’extrait. Ce n’est pas la lande en elle-même qui est terrifiante, c’est ce que les hommes y projettent. Les charretiers, les voyageurs, les paysans : tous imaginent des dangers, des présences, des forces obscures. Ainsi, la lande devient le miroir de leurs peurs.
B) Une force presque vivante
À plusieurs reprises, la lande est décrite comme une entité agissante. Elle « dévore » les cris, elle « menace », elle est « sinistre ». Ce vocabulaire donne au paysage une forme d’existence. Sans être tout à fait personnifiée, la lande semble dotée d’une volonté propre, d’une capacité à influencer ceux qui la traversent. Cela renforce encore l’atmosphère d’étrangeté et de tension.
C) Une fonction romanesque et symbolique
Enfin, il ne faut pas oublier que ce passage se situe au tout début du roman. Il sert donc à poser une ambiance, à préparer le lecteur à ce qu’il va découvrir. En insistant sur la solitude, le mystère et la peur, Barbey prépare le terrain pour une intrigue sombre, possiblement surnaturelle. La lande devient alors un espace liminaire, une frontière entre le monde du rationnel et celui de l’invisible. Elle symbolise aussi, d’une certaine manière, le désarroi intérieur, le mal-être ou la folie qui peuvent habiter certains personnages du roman.
Conclusion
Dans ce passage d’ouverture de L’Ensorcelée, Barbey d’Aurevilly parvient à transformer un simple paysage normand en un lieu dense de significations. Grâce à une description réaliste, il donne d’abord à la lande une existence concrète. Puis, par petites touches, il glisse vers le fantastique, sans jamais tomber dans le spectaculaire. Enfin, il fait de cette lande une image puissante des peurs humaines et de la force de l’imagination. Ce décor devient le cœur même du roman : inquiétant, chargé de mystère, presque ensorcelant.
Sources mentionnées pour enrichissement personnel :
– Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, 1854, éditions Gallimard (Folio Classique)
– Sur le paysage fantastique : Michel Brix, La littérature fantastique, Ellipses, 2004
– Sur le récit gothique au XIXe siècle : Jean Bellemin-Noël, Le Fantastique, PUF